Comme une plongée dans un liquide amniotique, le premier album de Léonie Pernet, 28 ans, donne le vertige des nuits sans fin. Ces nuits passées à boxer contre soi-même, sans savoir s’il y aura un matin. Crave : ce disque serait celui d’un désir oppressant, griffé d’ombres et d’éclats, un désir inquiet qu’il aura fallu trois ans à Léonie depuis Two of Us, son premier EP (Kill the DJ Records) remarqué en 2014, pour l’éprouver, le composer et, enfin, le partager. Disque de l’intranquillité, cet album fut composé dans une solitude totale, parfois toxique, que seul Alf (Stéphane Briat) vint sublimer au mixage.
C’est que Léonie, qui fit ses armes auprès de Yuksek en tant que batteuse, ne soutient pas le compromis et prend toutes les décisions seule : chacun des 11 titres de ce disque fut composé dans l’évidence fœtale, et arrangé dans un studio de Barbès qui aurait pu être renommé l’intime conviction. Un disque de la solitude donc — mais d’une solitude peuplée.
Unique, Léonie n’en est pas moins foule. Foule de talents, d’abord. Batteuse, pianiste, arrangeuse, chanteuse à la tessiture en grand écart, Léonie est un kaléidoscope. Foule d’influences, aussi. Et si dans « African Melancholia » on devine les animaux mécaniques de Marilyn Manson, dans « Crave » c’est le spectre baroque de Klaus Nomi qui apparaît. Ailleurs ce sont les voix aériennes de Mansfield.TYA, le souvenir de Jeanne Moreau, de Rachmaninov ou même de Philip Glass dans le très minéral « Caribou« . Un poème de François de Malherbe donne à Rose ses paroles quand, non loin, la sublime Hanaa psalmodie en arabe l’inquiétude d’être. Crave est un disque de collisions. Il faut l’imaginer comme une traversée en eaux bleues, parcourue de créatures hybrides et légendaires. Des amphibies métissés, comme l’est la vie de Léonie. Une trajectoire faite de dépendances et d’affranchissements successifs. Après une scolarité houleuse et un bac passé en candidate déjà très libre, Léonie étudie les arts sacrés et la musique liturgique à la fac, tout en organisant ses premières soirées en club (les Corps VS Machines, chez Moune), conjuguées à une conscience politique active (entre 2013 et 2016, elle propose sur internet les poétiques et engagés Mix pour tous, Mix debout et Mix d’entre-deux-tours). Un quotidien composé d’électro griffant, de colères ciblées et de puits de lumière mystiques, donc, semblable au disque dont il accouche aujourd’hui. Et puis, et surtout peut-être, il y a l’horizon. Car la musique de Léonie Pernet, réverbérée et cinématographique (elle signe la BO de Bébé Tigre de Cyprien Vial en 2015, et deux titres dans Marvin d’Anne Fontaine en 2017) est aussi spacieuse qu’un lieu de culte. Sa voix soufflée, un appel d’air. Ses fins de morceaux, des portes dérobées.
Toute confinée qu’elle est quand elle compose, Léonie Pernet a le goût des sorties qui ouvrent, des outros qui l’emportent ailleurs. Et achevant l’écoute de ce disque comme on sort d’une insomnie fiévreuse, peut-être sentirez-vous le vent d’un matin plus doux, léger comme une chanson, toi qui ne veux rien dire, toi qui me parles d’elle, de ses nuits, de nos nuits…